"Résoudre une disparition est une des raisons de notre engagement". Romuald Muller, l'ancien chef de la brigade criminelle de Lille, qui a enquêté sur les frères Jourdain revient dans un livre sur cette affaire qui le marquera à jamais. Sorti ce jeudi, Ce petit morceau de tissu rouge, coécrit par la journaliste Élodie Rabé de La Voix du Nord, révèle l'impact que peut avoir une affaire dans la vie d'un policier.
Pour lui, tout commence en février 1997 lorsqu'il tombe sur la photo de quatre jeunes filles, deux paires de sœurs, à la une du journal La Voix du Nord. Un appel à témoins est lancé par leurs parents pour retrouver Peggy, Amélie, Isabelle et Audrey, âgées de 17 à 20 ans, qui ont disparu dans la nuit du 11 au 12 février alors qu'elles se rendaient au carnaval de Portel.
"Leur image est gravée dans ma mémoire", raconte Romuald Muller, "Tout de suite, on sent que ce n'est pas un fait divers classique".
Entre espoir et crainte
C'est le procureur de la République de Boulogne-sur-mer qui le met sur le dossier, et dès le départ, il sait qu'il va avoir besoin d'une équipe solide pour retrouver les quatre jeunes filles. "Nous convenons ensemble que cela va nécessiter pas mal de moyens d'enquête, car il va falloir agir vite et fort", explique l'ancien chef de la crim'.
Si au départ, il est persuadé de les retrouver vivantes, le temps qui passe va commencer à lui faire craindre du pire. "Devenu schizophrène, j'alterne entre l'espoir et la crainte d'une fin tragique".
"Ai-je oublié quelque chose? Que puis-je faire de plus? Ces mêmes interrogations vont m'occuper l'esprit pendant plusieurs jours", se remémore-t-il.
Et l'impact psychologique de cette affaire sur le chef de la brigade criminelle va prendre un tournant quand il rencontre les mères des quatre jeunes filles disparues. "C'est une rencontre, un moment très fort pour moi", car il doit leur expliquer qu'il n'a pas de pistes sérieuses pour le moment.
"Le scénario se dessine"
C'est finalement plusieurs témoignages qui vont le mener vers les propriétaires d'une camionnette Peugeot J5 que certains disent avoir vu le soir du carnaval. Les enquêteurs sous ses ordres découvrent qu'elle appartient à un certain Jean-Michel Jourdain et se penchent sur son profil. "Et là... le rapport fait froid dans le dos [...] il a été condamné aux assises à 15 ans de réclusion criminelle pour le viol et le meurtre d'une jeune femme".
Mais ce n'est pas tout. Romuald Muller apprend que son frère, Jean-Louis Jourdain, est aussi bien connu de la justice pour des faits similaires. Une nouvelle qui le laisse penser qu'il peut tenir les coupables.
"Le scénario se dessine [...] Nous devons aller vite. Il nous faut éviter un acte de vengeance contre la fratrie Jourdain", explique-t-il.
Trouver la corde sensible
Le jeudi 20 février, à 7 heures du matin, les deux frères sont finalement interpellés et semblent avoir l'habitude de la procédure. Pourtant, ils nient toute implication dans la disparition des quatre jeunes filles. Le rôle de Romual Muller va donc être crucial à ce moment-là. Et pour cause, à la fin de la garde à vue, s'ils n'ont pas avoué et que rien ne permet de les relier directement à l'affaire, ils seront relâchés.
Le chef de la brigade criminelle doit donc prendre les bonnes décisions pour former les binômes d'enquêteurs qui seront chargés des interrogatoires. Il explique qu'il faut toujours deux profils différents pour être dur et doux à la fois.
Jusqu'au moment où l'un des agents trouve la corde sensible de Jean-Louis Jourdain et arrive à le faire craquer. "Il répète à plusieurs reprises qu'on ne retrouvera jamais les filles, qu'elles sont mortes et qu'elles sont ensevelies sous une dune à Sainte-Cécile". Des déclarations que Romuald Muller n'oubliera jamais, lui qui comprend désormais qu'il ne retrouvera pas les jeunes filles vivantes.
L'accusé conduit ensuite l'équipe d'enquêteurs sur les lieux et les pompiers se mettent à creuser à l'endroit indiqué. "Et c'est à ce moment-là qu'apparaît un petit morceau de tissu rouge". Les enquêteurs découvrent alors les quatre corps des jeunes filles, portant encore leurs déguisements du carnaval.
Pour ces faits, les frères Jourdain seront condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité assortie de peines de sûreté de 22 et 20 ans, en 2002.
Un manque de suivi psychologique
Après avoir travaillé nuit et jour sur cette affaire, il est difficile pour Romuald Muller de s'en détacher. "Cette affaire a changé ma vie. Elle m'a fait beaucoup réfléchir sur la nature humaine et le fait que les hommes soient capables de tels actes", constate-t-il.
Pourtant, le travail continu et les autres dossiers arrivent sur son bureau. "Pour moi [la police] représente toute ma vie. Je dirais même que c'est ma première famille, car j'ai souvent délaissé ma femme et mes enfants au profit du service".
Il sait, notamment au travers de cette affaire, que reprendre une vie normale après ça et retrouver sa famille, qui n'est pas au courant de ce qu'il vit au quotidien, est particulièrement compliqué. "Ce dossier m'a fait prendre conscience qu'il y avait un vrai manque en termes de soutien psychologique dans la police".
"Ce constat est malheureusement à rapprocher du taux de suicide 2.5 fois plus élevé dans la police que dans le reste de la population française".
26 ans plus tard, il écrit un livre sur cette affaire, signe qu'elle restera gravée en lui à jamais. "J'ai conscience d'être encore imprégné de l'histoire de Peggy, Amélie, Isabelle et Audrey". Il y a réellement un avant et un après", confie-t-il. Il se rassure du mieux qu'il peut en se rappelant qu'il a pu leur rendre justice et que le dossier n'est pas devenu un cold case comme beaucoup d'autres disparitions.
Retrouvez le livre Ce petit morceau de tissu rouge, de Romuald Muller et Elodie Rabé, le 21 septembre 2023 dans la collection Polar Réels des éditions Michalon.