Pourquoi l'affaire Bonfanti fait renaître l'espoir des proches de personnes disparues

Le meurtrier de Marie-Thérèse Bonfanti est passé aux aveux 36 ans après les faits. - BFMTV
La prescription. C'est contre elle que se battent les victimes présumées de Patrick Poivre d'Arvor, qui accusent l'ancien présentateur de viols et d'agressions sexuelles. C'est elle encore que les avocats d'Emile Louis et ceux de Michel Fourniret ont avancé il y a plusieurs années lorsqu'il s'agissait de savoir quels faits seraient jugés lors de leurs procès respectifs.
Et c'est elle que met aujourd'hui en question l'affaire Bonfanti, du nom de cette jeune mère de famille disparue en 1986 en Isère et dont le corps a été retrouvé au mois d'octobre dernier.
Car presque 37 ans plus tard, malgré le temps qui s'est écoulé depuis la commission des faits, un procès pourrait bien se tenir pour l'homme qui a avoué être l'auteur du meurtre. Le 24 janvier, la cour d'appel de Grenoble estimait en effet que la prescription, invoquée par les avocates d'Yves Chatain, ne tenait pas dans ce dossier.
Si la Cour de cassation, saisie par le suspect, va dans le sens de la cour d'appel, cette abolition de la prescription dans une affaire de disparition aussi ancienne serait une première.
"C'est une affaire emblématique", estime Me Bernard Boulloud, avocat de la famille de Marie-Thérèse Bonfanti. "Elle pourrait permettre de rouvrir beaucoup d'autres cold cases en sommeil."
Aucune preuve d'un meurtre jusqu'à l'an dernier
En l'état, les crimes sont prescrits 20 ans après le dernier acte d'enquête. Si l'on s'en tient aux textes de loi, Yves Chatain, qui a tué Marie-Thérèse Bonfanti en 1986, devrait donc pouvoir échapper à un procès et bénéficier du droit à l'oubli.
Mais l'avocat Bernard Boulloud a réussi à obtenir de la cour d'appel le rejet de ce délai en utilisant les failles du dossier pour montrer, dans une argumentation assez technique, que la prescription ne tenait pas, puisque jusqu'ici il ne s'agissait pas d'une enquête pour meurtre, mais pour disparition.
"En 1986, il n'y avait pas de preuve quant à un meurtre. Jusqu'au 9 mai 2022 (date à laquelle Yves Chatain est passé aux aveux, NDLR), il était possible que Marie-Thérèse soit toujours vivante", argumente-t-il.
En somme, parce que le suspect a dissimulé son crime ainsi que le corps de sa victime, rien ne laissait clairement à penser que la jeune femme avait été tuée. C'est ce que la cour d'appel a fini par retenir: en cachant toute preuve d'un meurtre, Yves Chatain a rendu impossible toute poursuite dans le dossier jusqu'à ce jour.
"Peut-être un criminel en série"
Autre point allant à l'encontre du suspect: celui-ci a déjà été condamné pour l'agression d'une femme, et il est soupçonné - sans que des poursuites n'aient été engagées à son encontre pour l'heure - d'avoir un lien avec des affaires de disparition à Pontcharra, où Marie-Thérèse Bonfanti a été enlevée, et dans les alentours. Ces soupçons ont sûrement d'autant plus motivé la cour d'appel de Grenoble à ne pas refermer le dossier.
"En 1978, il avait déjà agressé une femme. Et en 1985, il y a eu plusieurs disparitions irrésolues" dans le même secteur, résume Philippe Folletet, ancien commissaire de police.
"C'est un individu violent avec les femmes, qui en a tué au moins une. On a peut-être affaire à un criminel en série en la personne d'Yves Chatain", avance-t-il encore.
Les enquêteurs tentent notamment de savoir si Yves Chatain a un lien avec le meurtre de Liliane Chevènement, dont le corps a été retrouvé à 200 mètres de la maison de l'homme en 1981, et la disparition de Marie-Ange Billoud en 1985, toujours à Pontcharra. Les avocates du suspect nie en bloc l'implication de leur client dans ces cas.
La jeune Cécile Vallin a elle-même disparu en 1997 dans la vallée voisine de celle de Pontcharra. Si Yves Chatain reste présumé innocent dans l'affaire Bonfanti comme dans tous ces dossiers, son implication est étudiée par les autorités.
Jurisprudence?
Historique, la décision de la cour d'appel de Grenoble quant à l'affaire Bonfanti pourrait avoir des répercussions bien au-delà des dossiers potentiellement liés à Yves Chatain. Elle pourrait faire jurisprudence dans des cas de disparitions similaires: si un meurtrier est identifié des années après qu'une personne s'est volatilisée, les familles des disparus pourront s'appuyer sur cette décision pour demander à ce que la prescription ne s'applique par exemple qu'à partir de la découverte du corps.
D'autres familles de disparus attendent donc beaucoup de l'avenir du dossier de Marie-Thérèse Bonfanti, qui pourrait faire bouger les lignes. Dalila Boutvillain, dont le frère Malik a disparu un dimanche de mai 2012 près de Grenoble et n'a jamais été retrouvé, place tous ses espoirs dans la décision de la Cour de cassation.
"J’espère qu'elle va aller dans le sens de la cour d’appel de Grenoble. Il faut une jurisprudence pour ne plus mettre de non-lieu dans ces affaires-là", appelle-t-elle auprès de RMC Crime.
Plus de 10 ans après que son frère s'est volatilisé dans les environs de Grenoble, Dalila Boutvillain se projette sur le long terme et craint que le dossier soit un jour menacé par la prescription. "Il faut garder ces affaires dans un coin, même s’il n’y a rien de nouveau pendant des années. Mais il faut que les enquêtes puissent se poursuivre si l’on retrouve des meurtriers", plaide-t-elle.
"Un pas en avant"
Selon Philippe Folletet, "on a fait un pas en avant avec l'affaire Bonfanti". Vice-président de la délégation Auvergne-Rhône-Alpes de l'Assistance et recherche de personnes disparues (ARPD), qui rassemblent des enquêteurs bénévoles, l'ex-commissaire est quotidiennement en contact avec des proches de personnes introuvables. "On attend beaucoup de cette décision", commente-t-il.
Il est récemment parvenu à entrer en contact avec la famille d'une femme dont le corps a été retrouvé à Aiton, à 20 kilomètres de Pontcharra. Pour l'heure, ses proches réfléchissent à lancer des démarches pour que le dossier soit réétudié... et peut-être rouvert, un jour, grâce à l'affaire Bonfanti.
Pour autant, même si un changement juridique dans les affaires de disparition n'a jamais semblé si proche, l'ancien commissaire de police estime que l'on est encore loin d'une abolition totale de la prescription: "Je ne pense pas qu'on soit prêt à aller jusque-là."